Découverte en 1419 par les portugais, la petite île de Madère est immédiatement mise en culture et se retrouve couverte de vigne, de blé et de canne, dont les premières tiges sont importées de Sicile. La canne à sucre est très demandeuse en eau. Les minuscules parcelles en terrasses (« poios ») sont établies en terrain particulièrement escarpé. On construit alors un réseau de levadas, des canaux qui distribuent l’eau par gravité jusqu’aux endroits les plus inaccessibles, et jusqu’aux premiers moulins des sucreries (« engenhos »).
En 1466, le sucre s’impose comme le véritable or blanc de l’île. Il est surtout destiné aux côtes africaines, méditerranéennes, et à l’Europe du nord. C’est à Madère que l’on a posé les bases des technologies de production de la canne et du sucre, encore en vigueur aujourd’hui. Le XVIème siècle apporte ses premiers défis. La concurrence du nouveau monde arrive, et rapidement un surplus de production et un épuisement des sols se produisent. Cette tendance se confirme au XVIIème siècle. Cependant un jalon important est posé en 1649, année où l’on recense le premier aguardenteiro (faiseur d’eau-de-vie).
La canne laisse place à la vigne
Au début du XVIIIème siècle, il ne reste plus qu’un seul engenho en activité. La vigne prend irrémédiablement le dessus sur la canne. Le vin de Madère est un vin fortifié. Cela signifie que sa fermentation doit être arrêtée à l’aide d’une eau-de-vie. Celles du Portugal et de France sont réputées excellentes, mais pas vraiment bon marché. Ainsi la production d’aguardente de cana (« eau-de-vie de canne ») locale reste d’actualité. Les autorités madériennes en assurent le soutien en subventionnant des importations d’alambics charentais. Pendant ce temps, l’introduction de la machine à vapeur facilite le travail des moulins. Les agriculteurs commencent à se réconcilier avec la culture de la canne.
Plus tard, en 1822, les autorités interdisent même l’importation de tout alcool étranger destiné à la fortification du vin. Cependant, les anglais, à la fois principaux négociants de brandy et gros clients de vin de Madère, font part de leur mécontentement et obtiennent rapidement un retour des eaux-de-vie de Charente. Les choses s’emballent au milieu du XIXème siècle, avec l’arrivée de la colonne à distiller. Puis le phylloxera décime la vigne, et la canne redevient la priorité. Un certain William Hinton met sur pied sa Fabrica do Torreão, à Funchal la capitale. Cet anglais débarqué en 1838 va vite devenir un géant du sucre qui jouira d’un quasi-monopole. En attendant, il doit faire face à un champignon ravageur. Celui-ci ne sera éliminé que par l’introduction de nouvelles variétés de canne à la fin du XIXème siècle.
L’apparition du rhum agricole
À cette époque, comme partout ailleurs dans le monde, c’est le rhum de mélasse qui domine. Le pur jus de canne est réservé au sucre, mais les premiers rhums agricoles font leur apparition. Jusqu’aux années 1930, on assiste à un âge d’or du rhum de Madère. Celui-ci est toutefois encore bien plus utilisé dans la fortification du vin que dans la consommation courante. En 1974, avec la libéralisation de l’emploi d’alcools étrangers pour la fortification, l’aguardente de cana n’est plus utilisée (aujourd’hui on utilise uniquement de l’alcool neutre). À la fin des années 1980, l’usine Hinton et celle de Machico ferment leurs portes.
Depuis lors, la canne à sucre est consacrée entièrement au rhum agricole et au miel de canne. Ces deux produits survivent tant bien que mal, avec des surfaces de plantation qui sont passées de 6500 ha dans les années 1930 à seulement une centaine. Le métier est difficile, les candidats sont rares. Les espaces disponibles le sont aussi, car entre temps une culture plus facile, plus rentable et récoltée tout au long de l’année s’est installée : la banane. Au début des années 2000, grâce à l’attrait touristique que le rhum et la canne produisent, la filière est encouragée et soutenue par le secrétariat général à l’agriculture. La culture de la poncha, véritable institution, est toujours bien vivante et se révèle être un excellent ambassadeur.
La poncha, ou l’art de vivre à Madère
La poncha est un cocktail traditionnel, né des échanges historiques entre le Portugal, les britanniques et les Indes. On pense que son nom vient de panch. Ce mot signifie cinq en sanskrit, et a également donné punch en anglais. Les cinq ingrédients de base étaient l’eau, l’alcool, les fruits, le sucre et les épices. Mais la recette traditionnelle de Madère est aujourd’hui composée d’une mesure de rhum, une mesure de jus de citron, de miel (d’abeille, pas de canne).
Le tout est agité vigoureusement dans un pichet jusqu’à produire une belle mousse, à l’aide d’un bâton spécialement prévu à cet effet et surnommé caralhinho (mot dont la pudeur m’empêche de vous livrer la traduction). Des variantes existent avec d’autres ingrédients de l’île. On peut alors trouver comme ingrédients l’orange ou le fruit de la passion. Pour déguster une poncha traditionnelle, rendez-vous de bon matin au fond de l’échoppe A Mercadora, près du grand marché de Funchal.
La situation actuelle
La culture de la canne s’étend grosso modo du sud ouest au nord est de l’île. On retrouve six variétés, dont trois vraiment dominantes. La cana rocha (rouge – violette), productive et résistante, est la plus répandue. La canne verte – jaune Nco310 est épaisse et lourde, mais offre un rendement similaire à la précédente. Enfin, la canne reine est la canica, une variété fine, délicate et savoureuse. Elle est rare car difficile à cultiver.
Trois quarts des 10 000 tonnes de canne récoltées chaque année vont dans la production du rhum. Le reste est dédié au miel de canne. Ce jus cuit jusqu’à réduction d’un tiers entre notamment dans la fabrication du succulent bolo de mel. Les récoltes s’étendent de mi-mars à fin-mai. Elles se font forcément à la main, étant données les difficultés imposées par le relief. La canne est effeuillée et étêtée une ou deux semaines avant d’être coupée. Cela permet d’y concentrer le sucre par déshydratation. La planification et l’étalement des approvisionnements est un défi pour les petites distilleries qui sont équipées de petits moulins. Les livraisons se font souvent par gros arrivages, notamment le week-end, lorsque la main d’œuvre familiale est disponible.
L’Indication Géographie Protégée Rhum Agricole de Madère
Le profil aromatique et les méthodes de production sont garantis par une Indication Géographique Protégée Rum da Madeira depuis 2011. C’est l’IVBAM (Institut du Vin, de la Broderie et de l’Artisanat de Madère) qui certifie, réglemente, mais surtout soutient et promeut les rhums agricoles encadrés par cette IG. Celle-ci comporte des normes techniques, mais aussi organoleptiques. Elles sont vérifiées par un comité de dégustation, à l’image de l’AOC Martinique.
Le rhum le plus embouteillé, et de loin (95%), est le blanc natural, dont le plus gros est consommé en poncha, sur place. Le vieillissement en fûts de chêne est de 3 ans minimum. Puis les comptes d’âge s’incrémentent par tranches de 3 ans. Pour les millésimes ou les comptes d’âge, c’est bien le plus jeune de l’assemblage qui doit figurer. Aucun ajout n’est permis, à l’exception du caramel pour ajuster la couleur. Preuve que l’IG laisse place à l’identité et à la créativité, les six distilleries qui y sont actuellement regroupées présentent toutes une certaine singularité.
Nous reviendrons bientôt sur ces distilleries, avec une petite visite guidée !
En tout cas, une véritable identité se dégage de cette production de Madère. Elle montre un caractère naturel sans être sauvage, aussi authentique qu’en équilibre et en maîtrise. La qualité s’affiche dès les premiers rhums blancs classiques, qui volent déjà avec les meilleurs de la catégorie des rhums agricoles. Elle s’est sensiblement améliorée d’année en année. Le « haut de gamme » est donc à la fois un fait et une nécessité, les quantités de canne étant très faibles. La valorisation sera donc la clé à l’avenir. Mais le succès rencontré lors des festivals ainsi que l’intérêt croissant des embouteilleurs indépendants semblent déjà faire leur œuvre.