Une petite histoire du rhum à Cuba
L’île de Cuba a été colonisée relativement tardivement, en 1511, lorsque Diego Velazquez de Cuellar y a installé les premières 7 grandes villes. On y a rapidement importé des plants de canne, ainsi que des esclaves, sans pour autant produire de sucre. Le jus de la canne servait alors davantage à étancher la soif des travailleurs forcés.
Au début du XVIIème siècle, est intervenue une modernisation des « trapiches » (moulins à canne), et les premières sucreries sont apparues. Cuba a alors vu naître une soixantaine d’usines (« centrales ») jusqu’au milieu de ce même siècle. La distillation y était rare, car les colons espagnols se concentraient davantage sur la recherche de l’or. Le peu de distilleries existantes ont d’ailleurs été détruites en 1714, sous la pression des producteurs d’eaux-de-vie et de vins du vieux continent.
C’est la brève occupation britannique de 1761 qui a changé la donne. Les anglais ont ouvert le marché du sucre aux colonies de la Nouvelle Angleterre (qui deviendront les États-Unis) et en ont modernisé considérablement la production. L’industrie du sucre a redécollé, ainsi que celle du rhum, après la réintroduction d’appareils à distiller. Finalement, l’année 1777 a vu la légalisation définitive du rhum.
Le premier âge d’or du rhum cubain
Après la proclamation de l’État d’Haïti en 1791, suite à la révolte des esclaves qui ont brûlé et détruit la plupart des champs de canne à sucre et des moulins, la communauté internationale s’est détournée de cette moitié de l’île d’Hispaniola. La production de sucre s’est ainsi re-concentrée en partie à Cuba, qui a hérité d’une part de ce marché. De plus, beaucoup de propriétaires de plantations en Haïti ont émigré à Cuba, et apporté ainsi leur technologie et leur savoir-faire. Les États-Unis sont restés des clients fidèles, même après que les espagnols aient repris le contrôle de l’île, ce qui a continué à assurer des débouchés substantiels.
Au début du XIXème siècle, on a assisté à la mécanisation des centrales et à une montée sensible de la qualité des rhums produits. Le rhum de Cuba a alors acquis une renommée mondiale. Il s’est distingué du reste de la production grâce à un profil de rhum léger qui est devenu petit à petit une vraie marque de fabrique.
Les distilleries de Cuba ont été les premières à utiliser les colonnes de distillation, parfaites pour élaborer un style léger. Mais c’est la filtration au charbon qui a scellé l’essence de ce style cubain, assurant un toucher velouté qui contrastait avec les autres productions caribéennes, beaucoup plus dures. On constate également que les cubains ont été parmi les premiers à développer leurs propres vraies marques, contrairement aux autres îles qui vendaient plutôt leur rhum en vrac.
Le premier rhum défini officiellement comme « ron ligero » (léger) a d’ailleurs été le Ron Santiago De Cuba, le seul d’ailleurs aujourd’hui à encore porter le nom de la sucrerie à laquelle il est rattaché.
Le tournant de la prohibition
En 1920, la prohibition américaine a occasionné un double effet. Cela a évidemment provoqué une baisse des ventes de rhum, mais en contrepartie une forte demande d’alcool industriel et de pharmacie. C’est également à cette époque que la légende du rhum cubain est née dans la culture populaire. Les américains venus sur l’île pour la fête et la débauche y ont aussi découvert une culture cocktail foisonnante, et se sont attachés à ces rhums légers, emportant à leur retour un souvenir inoubliable du rhum cubain.
Malgré cela, et comme partout, la crise du sucre a porté un sérieux coup à l’industrie, et de nombreuses sucreries ont fermé leurs portes en cette première moitié de XXème siècle. La canne était, avec le tabac, la production agricole essentielle de l’économie.
Avec la fin de la prohibition, l’activité rhumière a commencé à reprendre, jusqu’à connaître un pic durant la seconde guerre mondiale, avec des exportations record vers les États-Unis. La légende des rhums cubains a de nouveau été portée par des américains, comme Ernest Hemingway, et par des stars de cinéma qui se sont succédées à Cuba après le conflit. Cuba était alors à nouveau le premier producteur mondial, le sucre et le rhum ayant repris leur place dans l’économie.
La révolution et l’avènement de Fidel Castro
À la fin de la révolution cubaine, en 1959, Fidel Castro a nationalisé l’ensemble de la production, et les relations avec les États-Unis ont été rompues. (Paradoxe amusant, le fameux cocktail Cuba Libre se prépare avec du rhum cubain et du Coca Cola américain.)
C’est à ce moment que, dépossédée, la grande famille Bacardi a quitté l’île pour Porto-Rico, et que le rhum Matusalem a émigré vers la République-Dominicaine. Cela n’a pas empêché Bacardi de prospérer, puisque la marque à la chauve-souris est devenue le premier producteur au monde.
Pendant ce temps, à Cuba, l’ancienne marque Havana Club avait repris du service, et se fournissait dans toutes les distilleries nationalisées de l’île. Les temps ont d’abord été durs pour les distilleries cubaines, jusque dans les années 1980 où les exportations d’Havana Club ont repris vers l’Espagne ou le Mexique.
En 1993, Pernod Ricard, géant français des spiritueux, a signé un accord avec le gouvernement de Fidel Castro. Cela a été un véritable boom international pour Havana Club, qui s’est retrouvée distribuée dans le monde entier.
Le rhum cubain au XXIème siècle
Aujourd’hui, le paysage du rhum cubain est toujours marqué par le régime en place, avec 3 types d’entités distinctes :
Azcuba (Tecnoazucar) dépend du ministère de l’agriculture. C’est l’entité gouvernementale qui régit tout ce qui a trait à la canne et au sucre.
Cuba Ron quant-à elle, dépend du ministère de l’alimentation. Elle regroupe pour la majorité des « rhumeries », c’est à dire des chais de vieillissement et chaînes d’embouteillage. C’est elle qui contrôle tout le secteur du rhum. Puis l’on compte une vingtaine de marques différentes, qui s’approvisionnent auprès d’une poignée de distilleries. Notez que l’on distingue quasiment toujours les distilleries des marques/rhumeries qui assemblent et vieillissent. Santiago de Cuba y fait notamment exception, car toutes les étapes sont réalisées sur son propre site.
Les deux entités gouvernementales sont « concurrentes » et possèdent chacune des distilleries et des marques propres.
Pour Cuba Ron : Havana Club, Cubay, Perla del Norte, Varadero, Caney, Santiago de Cuba, Eminente, Isla del Tesoro…
Du côté d’Azcuba : Vigia, Mulata, Conde de Cuba, Black Tears et La Progresiva.
Il est une distillerie que l’on retrouve souvent chez les embouteilleurs indépendants, et qui est d’ailleurs la seule dans ce cas. Il s’agit de la distillerie Paraiso, dans la province de Sancti Spiritus. Elle a la particularité d’être tenue par les maestros roneros de Bacardi étant restés sur l’île lors de la nationalisation, au contraire des ex-propriétaires.
2020, nouvelle année charnière ?
L’année 2020 a été ponctuée par l’arrivée de deux nouvelles marques, annonçant un renouveau des rhums de Cuba. Ce sont des projets portés par des entreprises européennes, en collaboration avec le gouvernement cubain. Ce type de collaboration n’avait pas eu lieu depuis 1993 (l’accord avec Pernod Ricard), et montre une volonté des cubains d’affirmer leur place légitime dans un monde du rhum en plein nouvel âge d’or.
La joint venture Ron Vigia, née en 2019 de la collaboration entre The Island Rum Company et Azcuba, propose ainsi La Progresiva et Black Tears. Le premier est un assemblage de rhums (aguardientes et rhums légers) avec une moyenne de 13 ans d’âge, prévu essentiellement pour la dégustation. Le deuxième est un spiced rum aux saveurs de café, de cacao et d’épices, avec seulement 9g/L de sucre. Black Tears est le tout premier et l’unique spiced rum cubain et montre aussi une volonté de Cuba de moderniser son offre et de continuer à prouver son attrait pour la culture cocktail.
Les norvégiens de The Island Rum Company assureront la distribution mondiale de ces produits.
Eminente, quant-à elle, est une nouvelle marque créée par LVMH, qui se fournit en rhums auprès de Cuba Ron. Cette cuvée de 7 ans d’âge a la particularité de contenir 70 % d’aguardiente (une eau-de-vie très aromatique), alors que la plupart des « rones » cubains n’en contiennent que 10%. Il est à noter que le français Alexandre Vingtier, consultant en spiritueux, a participé à l’élaboration de ce rhum, en compagnie de maestros roneros cubains.
Un autre rapprochement a également eu lieu en 2019, lorsque la filiale européenne de Diageo a créé une joint venture avec la distillerie qui produit Santiago de Cuba, lui assurant ainsi une bien plus large distribution.
La production du rhum de Cuba
À Cuba, les techniques de fabrication du rhum ont été les mêmes que jusque dans le reste du monde, jusqu’au début du XIXème siècle. La distillation à repasse était de rigueur, ainsi que des fermentations relativement longues. Ce sont les arrivées de la colonne de distillation et de la filtration au charbon qui ont tout changé, et qui ont défini le style léger des rhums cubains.
Les durées de fermentation ont eu tendance à se raccourcir également avec le temps, ainsi que les pratiques d’« assaisonnement » du rhum. En 1948, Désiré Kervegant retenait que les durées de fermentation étaient de 3 jours. La double distillation n’était pas complètement abandonnée, puisque l’on parlait encore de madilla (coeur), cabeza (tête) et cola (queue). Ces termes ne s’appliquant pas à la distillation continue, l’on peut supposer que la distillation discontinue était encore de rigueur pour la production des aguardientes.
Dans son ouvrage « Rhums et eaux-de-vie de canne », Kervegant évoque la fameuse filtration au charbon, mais aussi sur sable. Plus étonnant, il mentionne le recours à des « sauces », à base de vins et de fruits. Cette pratique a disparu aujourd’hui pour la catégorie des rhums, mais subsiste dans les « élixirs » tels que celui de Legendario. L’auteur décrit aussi les rhums cubains comme étant destinés aux cocktails, très brièvement vieillis, en fût de chêne américain ou ex-bourbon. Nous verrons un peu plus tard que les choses ont évolué très récemment.
Les rhums cubains d’aujourd’hui
Les rhums cubains sont exclusivement produits à base d’une mélasse locale, fermentée durant 24 heures. La distillation se fait uniquement en colonne, simple ou multiple. Les aguardientes, aux arômes concentrés, sont distillées à 75 % d’alcool, en colonne simple. Les alcools de canne ou les rhums légers sortent quant-à eux d’installations multi-colonnes plus performantes, à 94-95 % d’alcool en moyenne.
Le vieillissement est une étape vraiment cruciale, et se déroule en deux étapes. Les aguardientes sont vieillies 2 ans en fût, puis filtrées. Elles sont ensuite diluées, à différentes proportions, avec de l’alcool de canne et de l’eau. Ces « bases » de rhums sont à nouveau mises en vieillissement, pour des durées plus importantes et variables. Pour cette deuxième maturation, on choisit de très vieux fûts. En effet, on recherche davantage l’oxydation et le travail du temps, plutôt que l’extraction du bois qu’apportent les jeunes fûts.
Tout l’art des maestros roneros cubains réside ensuite dans l’assemblage des dizaines de bases qu’ils ont à leur disposition.
Le rhum de Cuba s’est doté d’une DOP (Dénomination d’Origine Protégée) en 2013, qui énonce un certain nombre de règles enterrant certaines anciennes pratiques. Le rhum du Cuba doit donc être de mélasse, sans additifs autres que le sucre qui est limité à 20g/L. La distillation doit se faire en colonne, et doit être suivie d’un vieillissement en deux étapes au moins, en chêne américain usagé (ce qui exclut le fût neuf évoqué par Kervegant).
Nous avons beaucoup à apprendre de Cuba
En conclusion, ce pan très important de la culture rhum qu’est l’histoire cubaine est extrêmement riche. Les maîtres rhumiers de l’île ont influencé tout ce que l’on appelle « la tradition espagnole », même si l’on a parfois oublié leur subtilité et leur rigueur en chemin. Si ces traditions s’ouvrent aujourd’hui peu à peu à nous, elles regorgent encore de secrets. Mais l’intérêt des amateurs ne pourra que lever un peu plus le voile, surtout si l’on continue de le stimuler avec des sorties de véritables vieux rhums de dégustation comme La Progresiva et Eminente, qui auront rendu caducs les écrits de notre cher Mr Kervegant qualifiant les rhums de Cuba de « jeunes rhums pour cocktails ».
Crédits photos : Havana Club et Bodega Vigia. Merci à Romain Cimenta / The Spirits Connection pour son aide !
Very cool to see Kervegant referenced! Don’t forget that some of the best looks at Cuban rum in the early 20th century come from Peter Valer’s Foreign and Domestic rums in 1937. Kervegant relied on that reference. I had corresponded a few years back with a Cuban rum scientist who was not too aware of the works of Rafael Arroyo so I sent them all the PDFs I had! Best. -Stephen
Actually our dear Désiré is referenced here thanks to you and your website ! Many thanks for this incredible work you’re putting in. I’ll read the document you mentionned right away. Cheers, Nico