Depuis l’annonce du projet du livre “Les Silencieux – du rhum et des Hommes” en ce début 2019, la petite planète rhum s’impatientait de pouvoir enfin lire cet ouvrage. Notre culture rhum s’est considérablement enrichie ces dernières années, nos connaissances historiques et techniques aussi. Les débats et les commérages sont autant de feuilletons que l’ont suit sur les réseaux sociaux, toujours avides de nouveauté et d’exception. Mais tout cela n’aurait-il pas tendance à nous éloigner des raisons premières qui nous ont fait aimer le rhum ?
Ce qui rend le rhum si singulier, c’est ce petit « je ne sais quoi » qui transmet un fragment de tradition séculaire, qui touche au cœur et qui transporte. Ce n’est pas un hasard si le rhum a ce petit quelque chose qui le rend conducteur d’émotions. C’est d’ailleurs à cela que l’on reconnaît un vrai rhum : quand le courant passe comme par magie d’Homme en Homme, du coupeur de canne jusqu’à celui qui déguste.
La promesse (tenue) de ce livre est de donner la parole aux personnes qui font et qui ont fait le rhum, sans esbroufe, pour transmettre l’amour de cette eau-de-vie si particulière.
Cyril Weglarz est cet amateur passionné qui fait vivre le blog durhum.com. Il a fait découvrir ses découvertes magiques et ses déceptions à ses lecteurs, et a par la suite beaucoup défendu le rhum authentique, quitte à soulever quelques questions délicates. Dans ce livre, il recentre les débats et nous emmène à la rencontre de personnages modestes et de grandes personnalités, tous indispensables gardiens de la tradition.
Fredi Marcarini, photographe professionnel italien, n’en est pas à sa première aventure. Au fil de ses reportages autour du monde, il s’est peu à peu spécialisé dans les portraits. Les amateurs de rhum le connaissent bien, peut-être sans le savoir, puisqu’il a illustré tous les Caroni embouteillées par Velier. Dans cette ouvrage, il propose des portraits puissants et des paysages fantasmagoriques, témoins d’une véritable plongée au cœur du rhum et des Hommes.
Cyril et Fredi ont accepté de répondre à quelques questions sur cette ouvrage que nous vous invitons chaleureusement à lire. Un grand merci à eux.
Comment s’est fait le choix des acteurs de ce livre ? Au fil des rencontres ? Ou bien avais-tu des personnes en tête avant de démarrer le projet ?
Cyril : À l’origine des Silencieux, il y a une liste de quelques noms qui s’est étoffée à mesure que ce projet se développait. Pour le reste, j’avais seulement une idée précise de métiers que je voulais mettre en avant (coupeur de cannes, charretier, contrebandier…) et de certaines destinations, mais sans savoir encore qui contacter, et surtout si ça allait se concrétiser. Au final, il y a eu pas mal d’accidents, de rencontres fortuites et presque inespérées. Certains personnages sont venus se greffer naturellement, sur l’instant et durant les voyages.
Comment justement faire parler ces silencieux ? Ont-ils été surpris par la démarche ? Est-ce qu’ils ont tous accepté immédiatement ?
C : Aller à la rencontre des gens suffit bien souvent à créer un lien ; le reste n’est sans doute qu’une histoire de partage et d’écoute. Tout s’est passé naturellement et je suis encore très surpris de l’extrême facilitée avec laquelle j’ai réussi à recueillir toutes ces confidences et tranches de vies. Je suis bien souvent arrivé en terrain inconnu et je n’ai vu que de la bienveillance ; il n’y eut ni surprise ni hésitation au final.
De la même manière, j’imagine que ce n’a pas toujours été simple de leur faire prendre la pose ?
Fredi : Pour moi, c’est une question d’habitude, ça fait partie de mon travail de rencontrer des inconnus et de les prendre en photo au bout de deux minutes.
C : Là aussi, tout a été fait de manière assez naturelle et spontanée, en tenant compte de l’environnement de chacun. Fredi savait exactement ce que je cherchais et ça se résumait en quelques mots : capturer un moment de vie, sans fioriture. Pour montrer la réalité de chaque silencieux, sans travestissement. Et on peut dire qu’il a parfaitement réussi.
F : La plupart des gens que nous avons rencontrés sont des gens très naturels, il a donc été très facile de les photographier. Ça s’est fait entre les conversations, d’une manière très spontanée.
Le travail photographique est très personnel, est-ce que les images d’ambiance sont prises “à la volée” ou est-ce qu’une préparation a été nécessaire ?
F : Pas de préparation non. À chaque fois, dès notre arrivée, je cherchais deux ou trois angles qui pouvaient s’adapter à la situation et je positionnais le personnage en fonction ; à la limite, je peux déplacer quelque chose qui est hors contexte, mais ce ne sont que de petits détails. Tout se passe sur l’instant, en quelques secondes. Parfois, pendant que Cyril faisait les entrevues, je me promenais là où nous étions pour trouver un autre angle intéressant, avant de prendre d’autres photos une fois l’interview terminée.
Est-ce que tu es amateur de rhum, Fredi ?
F : Je ne suis pas un grand consommateur d’alcool en général. Parfois, je bois un peu durant des dégustations, généralement lors d’occasions professionnelles. Je ne bois que du rhum, ou du vin. À la maison, j’ai quelques bouteilles très spéciales que je redécouvre parfois avec grand plaisir. Mes favoris sont Caroni, Hampden, Neisson, Port Mourant et Santa Teresa.
As-tu la sensation que ces gens, et notamment les “petites mains”, se rendent compte de la portée de leur travail un peu partout dans le monde, et plus particulièrement en Europe ?
C : Ils ont tous en commun d’avoir conscience de l’importance de leur travail, dont ils tirent une énorme fierté ; mais beaucoup ne cherchent bien souvent pas à voir plus loin car ils n’ont simplement pas d’intérêt à le faire, ni même la possibilité dans certains cas. C’est plus une fierté de pouvoir gagner sa vie, pouvoir payer ses factures, tout en trouvant un sens à ce qu’ils font. Des personnages comme Ricky Victor ou même Bill Paterson, dont les activités pourraient se résumer à la contrebande, gravitent autour d’un marché tellement infime qu’ils restent fatalement enfermés dans leurs propres univers. C’est toute la beauté de ces rencontres d’ailleurs, découvrir des univers très différents, mais qui convergent vers la même destinée et qui ont, au final, beaucoup plus en commun qu’on ne pourrait le penser.
Nombre de ces silencieux ont exercé à une époque où le rhum était en difficulté, loin du renouveau des dix dernières années. Est-ce qu’ils ont ressenti ce renouveau dans leur vie actuelle ?
C : Si par renouveau, il faut entendre plus de de travail, alors oui beaucoup ont pu le ressentir ne serait ce qu’avec la pérennité de leur emploi, mais aussi -et surtout- celle des traditions, chères à chacun d’entre-eux. Bien sûr, les situations et les perceptions seront assez différentes que l’on se situe en Martinique, en Haïti ou à Grenade, mais maintenir les traditions reste une quête commune et un véritable sacerdoce chez tous ces personnages. Leur renouveau à eux, c’est la continuité de leur activité, et donc des traditions.
Je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine nostalgie en lisant les plus âgés d’entre les Silencieux, est-ce que la mémoire sera bien gardée ?
C : Ce n’est que mon avis, mais je pense que l’on assiste à une véritable fuite des mémoires, dans le monde du rhum comme ailleurs. Le monde va vite et en oublie ses aïeux, les traditions… les savoirs se perdent car ils sont souvent jugés improductifs et incompatibles avec les idéaux d’aujourd’hui, voir même honteux dans certains cas. Pourtant, on aimerait tous pouvoir se souvenir, mais la mémoire, aujourd’hui, se résume beaucoup à du marketing. Il suffit de voir le nombre de marques qui existe, ou encore qui possède telle ou telle distillerie pour comprendre les enjeux: on vend du folklore sans s’intéresser réellement aux gens et à leur importance. Heureusement, certains tentent -et réussissent- un véritable travail de mémoire. Les autres n’ont que faire du passé, certains s’inventent même une histoire de toute pièce pour chercher une crédibilité…
Est-ce que le titre “Les Silencieux” a été aussi choisi en opposition au bruit du marketing ?
C : Inconsciemment, sans doute. Le pari était surtout de parler de personnes ‘actives’ qui portent des valeurs et qui respectent profondément le rhum pour ce qu’il est et ce qu’il véhicule. Aussi parce que les livres sur le rhum ne s’attardent jamais sur ceux qui en sont à l’origine, excepté les pionniers qui se comptent sur les doigts d’une main. Un comble quand on y pense. D’où ce terme de Silencieux, comme pour lever une partie du mystère et donner la parole à une poignée d’acteurs de l’ombre.
Au début de mes réflexions, j’avais choisi le titre « les Artisans du Rhum »; un titre simple, qui s’est avéré beaucoup trop simple eu égard de la confiance que chaque personne m’a donnée. Fredi m’a été de très bon conseil et m’a rapidement déconseillé/découragé de garder l’idée, trop consensuelle et entendue, trop terre à terre. Idem pour la couverture : ça aurait trop facile de mettre une image de fût, de bouteille ou de verre à pieds… On voulait refléter le silence qui pèse injustement autour de ces gens, pourtant si importants et essentiels. Ce n’est sans doute pas le meilleur choix en terme de « marketing » mais on est allé au bout de notre idée et c’est tout ce qui compte.
La lecture des confessions de certains “vieux briscards” procure une certaine jubilation, crois-tu que la parole est plus libre chez “les anciens” ?
C : Avec la force de l’âge, ils se permettent sans doute plus de liberté de parole oui ! Et encore, ils doivent en garder des bonnes sous le coude, et autant de secrets qui pourraient faire trembler ce petit monde.
La famille et le retour aux racines semblent être les thèmes centraux, je me trompe ?
C : C’est exactement ça, tout est une question de racines. Les différences ne manquent pas entre tous ces hommes et toutes ces femmes, tant au plan professionnel que personnel, et même environnemental. Mais malgré ces parcours parfois aux antipodes, tous sont reliés par les mêmes valeurs, par un retour aux sources perpétuel et quasi maladif. Toutes et tous ont su évoluer en respectant leurs traditions, sans jamais les oublier, parfois encore en les adaptant pour en tirer le meilleur. Ça a beau sembler universel dit comme ça, c’est une prise de position (et de risque) de plus en plus rare aujourd’hui, et qu’il convient de partager (et de ne pas oublier…).
Est-ce que d’un point de vue personnel ces voyages ont changé quelque chose dans ta vision du rhum ?
C : Je mentirais si je disais le contraire. Je relativise peut être plus, et j’en viens surtout a respecter encore davantage le travail de tous ces gens dont on ne parle pas et qui, pourtant, sont à l’origine de ce que l’on boit, confortablement installé dans notre quotidien. Revers de la médaille/par conséquent, je déteste encore un peu plus les manipulations et les subterfuges marketing qui ne reflètent pas la réalité et/ou qui l’utilisent à mauvais escient. Et ces derniers ne manquent pas malheureusement.
C’est comment le babash ? ? (rhum de contrebande de l’île de Grenade)
C : À la hauteur de la découverte: surprenant et galvanisant. Gustativement, le résultat mettrait pas mal de rhums de mélasse au tapis, clairement. Mais sur le plan technique, sa méthode de production est tellement roots que ça ne pourrait sans doute pas se faire ailleurs… Et quand on pense qu’on peut trouver des rhums de contrebande à base de pur jus, ça laisse rêveur et ça donne forcément des idées.
Ce livre est édité par la maison Velier. Toutes les images sont signées Fredi Marcarini.