Ana Lorena Vásquez Ampié est née au Nicaragua, et a commencé sa carrière chez Zacapa, au Guatemala, en 1984. Diplômée de chimie et de technologie alimentaire, elle a naturellement débuté au service du contrôle de la qualité. Mais rapidement, son intérêt s’est porté sur le vieillissement, où elle a pu mettre à profit son bagage technique et surtout son don inné pour la dégustation.
Entourée d’hommes, elle a dû dans un premier temps faire face au scepticisme de ses collègues, qui ont bien été forcés de reconnaître ses compétences singulières. Elle a ainsi gravi les échelons au sein de la distillerie, pour apporter ses idées et innover, afin que le rhum Zacapa connaisse le succès qu’il rencontre aujourd’hui.
Nous avons eu la chance de rencontrer et d’échanger avec Lorena, notamment au sujet du tout nouveau rhum Zacapa El Alma qui vient d’arriver en France.
Vous êtes connue pour être une surdouée de la dégustation, avec des sens de l’odorat et du goût particulièrement développés. Est-ce un don de naissance ou quelque chose que vous avez travaillé par la suite ?
J’ai toujours eu cette curiosité pour les arômes. Je l’ai développée par la suite, mais je l’ai depuis toute petite. D’ailleurs à l’époque c’était très compliqué pour moi. Quand je me mettais à table, et qu’il y avait quelque chose qui ne me plaisait pas, je ne pouvais simplement pas le manger. Mon père qui était médecin me disait « Lorena, mange, mange, mange ! », et je ne pouvais pas sortir de table tant que je n’avais pas fini.
Est-ce que c’est quelque chose que vous travaillez encore aujourd’hui, afin d’évaluer les rhums ?
Oui, il est toujours important de s’entraîner, et surtout de connaître ses propres seuils de détection des arômes. Au final, dans l’analyse sensorielle, c’est la personne qui est l’instrument. Il est donc important de calibrer cet instrument.
Auriez-vous des conseils à donner à un amateur de rhum, afin de mieux déguster ?
On peut commencer par aller dans une cuisine, et enregistrer tous les arômes que l’on va rencontrer. C’est important, car souvent on trouve un arôme, on sait qu’il est là, mais on ne sait pas l’identifier, on ne sait pas mettre un nom dessus. C’est donc bien de pratiquer encore et encore, afin de l’enregistrer.
On dit qu’en général les femmes sont meilleures dégustatrices que les hommes…
C’est vrai, et il y a une raison physiologique à cela. Aussi, je crois qu’il faut être particulièrement concentré lorsque l’on fait une évaluation sensorielle, et l’on est plus habituée à cet exercice-là en tant que femme.
Est-ce que c’est cette sensibilité qui vous a amenée à faire les études que vous avez faites, puis votre métier actuel ?
Je pense que oui. Quand je suis allée à l’école et plus tard à l’université et que j’ai étudié la chimie, les éléments, j’étais particulièrement intéressée par l’analyse sensorielle. C’était quelque chose qui me plaisait vraiment. Cela me semblait facile. J’ai toujours dit que je voudrais travailler dans quelque chose qui aurait à voir avec les arômes et les saveurs.
Une telle sensibilité permet d’associer une image mentale à un arôme et donc à une molécule…
Tout à fait, quand je perçois un arôme, mon cerveau le visualise en trois dimensions. Cela facilite le travail en effet !
Lorsque vous avez commencé à travailler chez Zacapa, il y avait très peu de femmes qui exerçaient dans le secteur, était-ce compliqué ?
À l’époque, à la distillerie, il y avait « 200 hommes et Lorena », donc c’était un peu compliqué. Cela a été mieux ensuite. En tout cas aujourd’hui cela se passe très bien ! (rires)
Les marques Zacapa et Botran sont toutes-deux issues de la distillerie de l’ingenio Tulula. À quel moment leurs procédés de fabrication se distinguent-ils ?
En effet, les deux marques sont produites sur le même site, dans la même distillerie, mais elles comportent de grandes différences. Elles se distinguent dès les premières étapes de la production. Du point de vue de la canne, nous avons des variétés qui précoces qui sont prêtes au début de la saison de la récolte, des variétés intermédiaires, et des variétés tardives. Les cannes que nous utilisons pour Zacapa sont de variétés précoces, alors que Botran a recours à des variétés tardives. Ainsi, les fermentations sont différentes, car la matière première n’est pas la même.
De plus, chaque rhum a sa propre équipe, la colonne de distillation est différente, et les vieillissements sont complètement différents.
Étant donné le fait que Zacapa fermente et distille du miel de canne, cette canne est donc cultivée exclusivement pour le rhum ?
En grande partie oui, mais une partie de notre plantation est aussi utilisée pour produire du sucre. Le miel de canne est un jus de canne concentré. Chaque tonne de canne permet de produire 32 gallons (environ 120 litres) de miel vierge. Il est très important de savoir que si l’on utilise de la canne pour produire du sucre, on ne peut pas produire de miel vierge, et inversement.
Lorsque l’on produit du sucre, on produit en effet un miel dans un premier temps. Celui-ci passe dans un autre récipient pour la cristallisation, puis dans une centrifugeuse pour séparer les cristaux de sucre de la mélasse.
Le miel de canne destiné au rhum est différent de celui qui est destiné au sucre, car pour ce dernier la cuisson du jus se fait à une température plus élevée. Il y a davantage de caramélisation, et cela rend les choses un peu plus amères. On retient davantage d’arômes de la canne avec une cuisson plus douce.
La différente réside également dans le fait que la variété de canne à sucre employée n’est pas la même.
Est-ce que vous utilisez toujours la levure issue de peaux d’ananas ?
Oui, ce n’est pas que nous mettons de l’ananas à fermenter, c’est une levure qui se trouve sur la peau de l’ananas, que nous avons prélevée. À l’heure actuelle, elle est développée en laboratoire, mais nous la régénérons régulièrement avec du jus d’ananas.
Aujourd’hui votre titre est celui de Maestra Ronera de Zacapa ? Est-ce que votre rôle consiste à superviser l’ensemble de la production, de la canne à l’embouteillage ?
Oui, avec les années, on a fini par m’appeler ainsi. Ma responsabilité commence avec le contrôle des variétés de canne, puis la fabrication du miel sur lequel je fais une analyse sensorielle. Je teste également les échantillons de distillation, mais le plus gros de mon travail se trouve dans les chais, avec les assemblages. Nous somme tout le temps en train d’assembler les rhums, avec plusieurs étapes. C’est ma partie favorite, également en raison du fait qu’il s’agisse de la partie où l’aspect humain est le plus présent.
Est-ce que vous travaillez à la manière cubaine, avec des assemblages de rhums légers et d’aguardientes ?
Non, nous fonctionnons différemment. Les cubains font d’abord une aguardiente à laquelle ils agrègent du sucre, et qui est ensuite assemblée pour faire le rhum. Nous ne faisons qu’un seul type de distillat qui titre entre 88 et 92 % d’alcool, que nous réduisons à 60 % avant la mise en fût, c’est tout. À l’issue du processus de distillation, nous recherchons un rhum avec une complexité d’arômes et de saveurs qui soit dans le profil que nous avons défini.
Pouvez-vous nous rappeler le processus typique de vieillissement des rhums Zacapa ?
Nous débutons le processus de vieillissement à 60 % d’alcool dans des fûts qui ont contenu du whisky américain. Nous faisons ensuite un assemblage avec des rhums plus vieux et nous changeons de fûts. Cette fois-ci, ce sont des fûts de whisky américain que nous avons rebrûlés. À la sortie, nous assemblons de nouveau avec des rhums plus vieux, qui sont passés par les quatre étapes, et nous les passons dans des fûts ex-sherry oloroso. Puis nous passons au quatrième et dernier type de fût, qui est le fût de sherry Pedro Ximenez. Enfin intervient l’assemblage final. C’est le processus de vieillissement générique, pour le Zacapa 23, puis il y a des variations en fonction des différentes cuvées.
Justement, la cuvée El Alma vient de sortir, quelle est sa particularité ?
Cela passe par 5 types de fûts différents. Dans la dernière étape du vieillissement, nous faisons un assemblage complètement différent des autres cuvées. Nous souhaitons faire ressortir des notes épicées et boisées, de toffee, d’amandes toastées…
Je sens un côté plus frais, par rapport à ce que je connaissais jusqu’ici de Zacapa…
Tout à fait, la fraîcheur provient du fait que le rhum parvienne à l’âme (« El Alma ») de la barrique. Cela est possible grâce à un brûlage plus profond. Justement, le cinquième type de fût utilisé pour l’assemblage final est le même que celui utilisé à la deuxième étape, c’est-à-dire le fût de whisky américain rebrûlé. Pour le Zacapa La Doma, c’était le premier fût du processus qui était utilisé. Cette collection Heavenly Cask est un hommage aux types de fûts par lesquels on passe pour le vieillissement.
C’est un rhum assez doux. Est-ce vous utilisez quelque chose pour arrondir le résultat ?
Non, la douceur est apportée par le fût de Pedro Ximenez, qui est très rond.
Avez-vous dans vos chais de très vieux rhums qui ne seraient pas assemblés ?
Oui, nous avons des rhums de plus de 40 ans.
Est-ce que vous les utilisez en tant que concentrés, en tant que bonificateurs pour les assemblages ?
Non, pour le moment nous les gardons en réserve pour le jour où l’on en aura besoin.
Seul le vieillissement au dessus des nuages peut permettre cela…
Oui, au niveau de la mer, après 14 ans, le fût est rempli à peine à moitié.
C’est vous qui avez pris la décision de déménager les chais de vieillissement en altitude…
Oui, ainsi que celle d’adopter le système de solera dynamique.
Vous avez étudié ce principe dans les bodegas de Jerez ?
Non pas vraiment, j’ai visité les bodegas bien sûr, mais j’ai surtout beaucoup lu sur le sujet.
J’imagine que pour obtenir autant de barriques de sherry, il faut entretenir de bonnes relations avec les bodegas…
En effet, mais il faut savoir que l’entreprise achète ces barriques depuis de nombreuses années, donc nous avons des fournisseurs réguliers. À l’occasion, nous profitons de la fermeture éventuelle d’une bodega pour acquérir des barriques, et ce même si nous n’en avons pas forcément besoin sur le moment.
Pour conserver le côté très rond du PX, faut-il toujours avoir des barriques fraîchement vidées, ou bien est-ce qu’elles donnent encore de la rondeur après plusieurs années d’utilisation ?
Une barrique de PX est bien tapissée de liquide grâce à la viscosité de ce type de vin, mais aussi, les vieilles barriques ont eu le temps d’être pénétrées en profondeur par le liquide.
À quoi ressemble une journée type de travail pour vous ?
Le matin, je commence par la partie administrative, faire l’inventaire, répondre au e-mails, suivre les projets… En milieu de matinée, on commence à déguster les échantillons. Il ne faut pas s’y mettre trop tôt. Une fois que l’on a mangé, on ne peut pas déguster avant un délai de deux heures. L’après-midi c’est la même chose, je commence par une partie administrative, puis je m’attaque aux assemblages et aux évaluations sensorielles.
Certains jours, le matin, je déguste également les distillats qui sortent de la colonne. Je ne les déguste pas tous, car il y a énormément de lots, la distillerie tourne 24 heures sur 24.
J’ai pu lire que vous prépariez en ce moment votre relève. Comment transmettre un savoir-faire qui n’est pas toujours tangible ?
C’est une partie pour laquelle je ne sais pas trop comment m’y prendre. Je peux enseigner la technique d’évaluation, d’analyse, mais pour la partie créative c’est compliqué. Par exemple, comment enseigner la capacité de savoir comment sera un rhum d’ici 5 ans ?
Il faut donc préparer la relève longtemps à l’avance, seule l’expérience permet d’apprendre cela…
Oui, cela fait 15 années que je forme Maria par exemple.
Auriez-vous des conseils pour une jeune femme qui souhaiterait étudier ou travailler dans un milieu habituellement réservé aux hommes ?
Pour moi, la persévérance est super importante. Il faut être conscient que rien n’est facile, même si aujourd’hui la jeunesse aurait tendance à penser que c’est le cas. Il faut surtout avoir de la curiosité, toujours se demander pourquoi. C’est comme cela que l’on progresse sans cesse dans le domaine professionnel. Sans cela, si l’on nous dit « blanc », on dit « d’accord c’est blanc », et si l’on nous dit « noir », on dit « ok c’est noir». C’est plus facile, c’est rassurant, mais c’est beaucoup moins intéressant.
Vous êtes aussi une grande amatrice de gastronomie, avez-vous eu le temps de profiter de votre passage à Paris pour visiter quelques restaurants ?
Non, pas pour le moment, même si nous avons eu la chance d’avoir trois repas exceptionnels faits par un chef étoilé. Mais j’aime beaucoup venir manger à Paris. J’ai ma liste de restaurants !